Description
Le roman sadien suggere que tout discours, et surtout le discours moral, recele au mieux l'inverse de ce qu'il proclame. Ou au pire, que le sens d'un enonce n'a pour ancrage que les flux et les reflux des desirs imprevisibles. Le precepte classique plaire et instruire retrouve et recouvre son double polemique, seduire et corrompre. Toute denonciation peut etre reutilisee contre l'allie d'hier devenu l'ennemi d'aujourd'hui, detournee au gre des rapports de force. Le discours sur les valeurs n'est motive que par l'interet et la passion de celui qui le profere. Meme quand il est parfaitement logique, il est un signe du pouvoir, et non d'une raison soucieuse, meme pas consciente, de sa puissance explicative. Persuasion egale manipulation. Le discours ne convainc pas, il desoriente. Entre la sensation et le discours, entre le corps erotise ou depece et la reflexion, il y a plutot continuite qu'alternance. Tout en baisant Juliette, Noirceuil lui avoue qu'il a ruine et empoisonne ses parents, qu'il l'a precipitee encore enfant dans le chagrin et la misere. Juliette: - Monstre, je te le repete, m'ecriai-je, tu me fais horreur, et je t'aime! - Le bourreau de ta famille? - Eh! que m'importe? Je juge tout par les sensations; ceux dont tes crimes me separent ne m'en faisaient naitre aucune, et l'aveu que tu me fais de ce delit m'embrase, me jette dans un delire dont il m'est impossible de rendre compte. Le jugement base sur les sensations transforme la realite, renverse les codes, trahit l'attente du lecteur. Il peut tout changer en volupte, en excitation, en enthousiasme, en bonheur, y compris les pires crimes. Mais en meme temps, la sensation encourage et justifie ces derniers. Faut-il lire dans le texte sadien la denonciation ou l'idealisation du libertinage? Sa condamnation ou la complaisance, la critique ou le proselytisme? Tragedie ou ironie, requisitoire ou humour noir et malicieux? Seul garant d'un sens, le corps est le lieu de renversement des discours, le point de rencontre des verites concurrentes mises a l'epreuve des idees et des fantasmes.